La jeunesse rédemptrice
Ver sacrum, le printemps sacré, est une coutume celtique nommée par les Romains, rituel qui conduit un fragment de la tribu composé de jeunes gens des deux sexes à s’en détacher pour aller peupler un autre territoire. Dans les chroniques de la peste de la littérature persane, les légendes slaves et surtout à travers les « confinés » du Décaméron de Boccace revit symboliquement cette coutume salvatrice : fuyant la peste qui décime Florence en 1348, sept jeunes filles et trois jeunes gens trouvent refuge dans une somptueuse villa toscane. Pendant dix jours, ponctués de concerts, de fêtes et de banquets, chacun s’efforcera de divertir quotidiennement les autres par l’invention d’un conte, dans une atmosphère de libre galanterie. Dans tous les récits similaires, le narrateur qui vient de retracer l’épouvante qui règne sur la ville, le village, la tribu ou le royaume traduit la foi du groupe dans cette opération de survie d’une communauté décimée.
Où vont-ils ? Éloignement proche ou bout du monde vierge de miasmes, c’est selon. Les jeunes gens du Décaméron emportent les valeurs de la cité mais font surgir aussi la parole neuve de leur génération sous forme de contes et de fables, perpétuant aussi les usages des cours d’amour courtois avec en plus la riante promesse d’une « revanche démographique » : désir, élévation et beauté triompheront des charniers et de l’ensauvagement inséparable des temps calamiteux. Gabriel Garcia Marquez a écrit L’amour au temps du choléra : quid des câlins au temps du corona ? Les incitations de ces derniers jours à surveiller la courbe de natalité d’ici neuf mois ne sont que de rigolardes supputations, la courbe des divorces étant elle aussi corrélable aux effets du confinement. « C’est inédit dans l’histoire de l’humanité. Depuis au moins 35 000 ans qu’existe l’union maritale, nous n’avons jamais vécu ce huis clos contraint généralisé », avance l’anthropologue Philippe Brenot. A-t-il tenu la chandelle, ou plutôt la lampe à huile à M. et Mme Neandertal dans leur caverne pour avancer de tels propos ? Prétention de l’époque à se croire inédite...
Le déserteur
Malheur au planqué qui abandonne sournoisement son devoir devant le fléau, comme Montaigne, maire d’un Bordeaux empesté dont l’exercice du droit de retrait fut jugé abusif par ses administrés. Quitter le navire est jugé condamnable, et entraîne réprobation de la société malheureuse dont on se désolidarise. On sera aujourd’hui au minimum taxé de légèreté, d’outrecuidance, redouté sur le plan sanitaire par la société de son lieu deconfinement secondaire...voir la récente polémique des iliens de Ré, Belle-Isle ou Ouessant à l’exode de Franciliens potentiellement infectés.
En tirant fort sur la symbolique du côté de l’héritage judéo-chrétien, on y trouverait comme archétype lointain la parabole du mauvais riche satisfait de ne manquer de rien, alors qu’à ses pieds crève le pauvre Lazare (Luc 16, 19-31).
Corbeaux et vautours
Á côté des scènes de bravoure et comportements édifiants qui aident à ne pas désespérer de l’Homme (et souvent de la femme, d’ailleurs, confinée alors dans son rôle de consolatrice ), toute catastrophe suscite la plus hideuse inhumanité. C’est le revers de la médaille et la grande case noire de ce pavé mosaïque : pillages actifs, meurtres et viols. Mais rien n’est moins indigne du pardon des survivants et plus encore de l’histoire que les calculs cyniques visant à tirer profit de la famine, de l’épidémie ou de l’exode forcé. Spéculation sur les vivres, férocité des possédants en temps de peste ou de guerre l’emportent dans la mémoire des peuples sur les chevauchées des Mongols, Tatars et autres Bachi-Bouzouks. Ce que les Irlandais ne pardonnent pas aux Landlords anglais du temps de la Grande famine (1848), c’est d’avoir continué à exporter les céréales alors que le mildiou ravageait la pomme de terre, aliment « de classe » du pauvre. Et quel fut le délit le plus poursuivi au XIXè siècle par les tribunaux de la France rurale ? Celui d’entrave à la circulation des grains...si, si, j’ai vérifié.
Aujourd’hui, notre société qui reste d’abondance peut toujours parer au plus pressé (jusqu’à quand ?) en matière de sécurité alimentaire, même lors d’une crise grave. Mais alors que ce forfait ne constitue qu’une petite partie des (mauvaises) nouvelles moulinées par les médias, ce sont les détournements ou les vols de masques chirurgicaux qui encourent l’opprobre, pénurie aidant.
Á un moindre niveau, le mode de gestion des manques autant que la réprobation des actes de délinquance individuels ou en réseau est de nature à interroger sur les modèles démocratiques au sein de la vieille Europe : si la suffisance technocratique d’un État qui se voit lui-même comme modèle de centralisme efficace (hum...) semble depuis quelques semaines notoire, quand une autonomía espagnole refuse tout partage de ses masques avec une voisine pauvre et mal lotie, ou que la riche Lombardie reste sourde aux appels du Sud, cela ne plaide guère non plus pour le système des petites féodalités.
Charlatans de l’espoir
En temps de désastre, qu’y a-t-il de plus grave que de répandre le désespoir ? Susciter de faux espoirs. S’y emploient, à chaque épisode de malheur, les marchands de perlimpinpin, remèdes miracles et autres talismans, destinés à mettre de son côté les puissances furieuses. La crise actuelle ne fait pas exception :
Et ces croyances ne sont pas que le fait des couches les plus populaires. En milieu de semaine, le président Andrés Manuel López Obrador a brandi des amulettes devant les journalistes médusés qui venaient de lui demander comment il se protégeait de la pandémie qui touche 251 personnes au Mexique et a fait deux morts. » (Dépêche AFP)
Pour un esprit nourri des Lumières et de la méthode de Claude Bernard, la science officielle des temps prélogiques est superstition, pensée magique ou crédulité. Sortis de l’âge théologique défini par Auguste Comte, nous avons établi un rempart définitif entre la croyance irrationnelle et la vérité issue de l’expérimentation. Mais les médias n’en continuent pas moins à bruisser de sacrées calembredaines. Reconnaissons toutefois que, le remède étant dans le poison, certains font leur travail pour combattre la nocivité des différentes infox. Notre faculté de discernement critique est constamment à l’épreuve, y compris chez les « sachants » : voyez la polémique au sujet de la chloroquine, qui suscite à Marseille cette vague d’espérance qui accompagne tout contexte de désarroi.
Les trop habiles
La version « CSP+ » des charlatans ? Encore le procès des élites ? Mais comment ne pas distinguer les rats et petits trafiquants de l’économie informelle des puissants de ce monde pour qui les catastrophes ont de tous temps été l’occasion de réaliser de substantiels gains en terme de richesse et de pouvoir symbolique ?
Ainsi de la suspension des droits individuels et du recul de l’information libre qui affecte déjà certains États et devient chaque jour davantage la tentation de bien d’autres, tant le motif irréfutable de la lutte épidémiologique est propre à faire accepter aux opinions les contenus réglementaires les plus douteux : le dictateur est toujours le produit de la peur et du chaos.
Les suicidaires
« Devant le déchaînement du mal, les hommes, ne sachant que devenir, cessèrent de respecter la loi divine ou humaine. » (Thucydide, évoquant la peste à Athènes). Tout cataclysme suscitait autrefois des scènes dignes de Jérôme Bosch longuement décrites par les témoins, avec leurs foules de damnés se jetant dans les brasiers, de martyrs autoproclamés cherchant la contagion, ou au plan collectif foules se livrant à des orgies sexuelles, comme celles qui advinrent en 1630 dans la cathédrale durant la peste de Milan. Comme l’avait noté Thucydide, ces conduites de rejet de toute règle sont la marque du désespoir définitif, prise de conscience d’une impuissance absolue qui surviennent lorsque toutes les tentatives de lutte matérielle et toutes les explications intellectuelles se sont révélées vaines. Et pour l’orgie, c’est le vieux bras de fer entre Eros et Thanatos. Dans La peste, Camus évoque un homme se jetant sur la première femme rencontrée dans la rue pour l’étreindre en criant qu’il a le bacille.
La pandémie du pangolin survient aujourd’hui dans une humanité dont une partie – la nôtre - dopée à la consommation, a pris l’habitude de voir ses moindres désirs satisfaits. Sa principale pulsion dangereuse est plutôt liée à cette inconscience qui accompagne chez certains la frustration au quotidien, et contre laquelle luttent les autorités. Elle est enfin récente : même si l’ensauvagement des conduites a toujours accompagné les situations d’enfermement prolongé (« l’enfer c’est les autres »), restons confiants dans la croûte de civilisation qui recouvre notre magma profond malgré les enfants sauteurs, les parents à bout de nerfs...et les conjoints violents.
Héros et immolés
Il y eut à chaque temps de peste des héros, prêtres, magistrats ou soignants mettant leur vie en danger pour soigner les malades. Parallèlement, on réserva dès le Moyen-Âge le monopole des risques aux réprouvés pour assurer les besognes du « bout de la chaîne ». De la mémorable peste marseillaise de 1760 émergent les figures de Mgr de Belzunce, visiteur et consolateur des contaminés et aménageur de ses églises en lieux d’asile. Il y eut aussi le chevalier Roze, qui avec 300 forçats tirés du port des galères à qui l’on avait promis la liberté s’attaqua à l’élimination d’une atroce montagne de cadavres : 19 survécurent.
Rien de comparable aujourd’hui bien sûr, mais il ne faudrait pas que le flou des directives conjugué à la pénurie d’équipement protecteurs se prolonge, faute de quoi naîtrait rapidement chez les soignants mais aussi chez les indispensables exécutants qui sont la clef de notre économie soi disant dématérialisée (personnel hospitalier, transporteurs, livreurs des plates- formes, petits artisans et caissières de la grande distribution) la conscience d’être les victimes désignées de la négligence d’en haut.
La semaine dernière, Libération a publié un reportage sur les salariés de La Redoute dans le Nord. Ils travaillent à un rythme très soutenu parce que tout le monde se fait livrer en ce moment. Dans les chaînes d’expéditions, l’ergonomie des postes de travail n’est pas du tout prévue pour maintenir un mètre de distance entre les employés. Ces derniers commencent donc à ruer dans les brancards en se plaignant de ne pas être protégés. La température monte d’autant plus qu’ils font des conférences téléphoniques avec leurs supérieurs qui, eux, se trouvent en télétravail à domicile. C’est une nouvelle lutte des classes à l’ère du Covid-19... » [Philosophie Magazine]
Et pourtant, la contamination récente de ministres, élus et responsables à travers l’Europe vient nous rappeler que, « mauvais » ou non, le chef n’est pas plus immunisé que les autres.
Les boucs émissaires
Alors que le monde observait à 15000 km de distance la situation de départ circonscrite à la région de Wuhan, des Asiatiques furent à Paris l’objet de démonstration de hargne raciste De même, et alors qu’on reconnaît la réalité d’un schéma de propagation complexe de la Chine à l’Italie, on n’oublie pas de pointer le rassemblement évangéliste de Mulhouse...Avouons que l’épisode est en lui même lamentable.
C’est bien connu, chaque fléau, même si l’on n’y voit pas toujours la main de Dieu, suscite rapidement ses démons. La palme revient bien sûr aux Juifs, autrefois empoisonneurs de puits et propagateurs de miasmes. Plus largement, tout passant ou nomade est de tous temps un coupable potentiel au pays des sédentaires.
Á noter que la politisation d’une société où les médias ont débordé le statut de « quatrième pouvoir » et sont eux-mêmes dépassés par des égouts sociaux réseaux sociaux (ça m’a échappé...) source de tétanisation croissante des opinions, s’accompagne depuis vingt ans d’une tendance au glissement de la notion de boucs émissaires vers les élites...qui ne font rien ou en font trop, c’est bien connu !
Les millénaristes
Souvent petits frères des précédents, dont ils inspirent la volonté punitive. On pense qu’ils ne sévissent qu’en milieu monothéiste : seul un dieu tout puissant provoque ces rages de l’histoire pour notre châtiment. Un grand ayatollah iranien a récemment fulminé dans son prêche qu’Allah avait voulu châtier les juifs et autres mécréants...jusqu’à être lui-même « plombé », comme disait le grand Frédéric Dard, alias San Antonio.
Il est vrai que la matrice culturelle de la catastrophe, ce fut longtemps le déluge de la Bible. Mais les religions du Dieu terrible n’ont pas le monopole des accents de fin du monde : la religion de la terre, version extrême de l’écologie selon l’évangile de Sainte Greta, a découvert que le virus était pêle-mêle le sous-produit du réchauffement climatique, de la déforestation, de la ruine des océans (jusque là on peut discuter) mais aussi...du « patriarcat blanc ».
Conclusion provisoire, à enrichir ensemble...
S’il n’y a pas que des constantes en histoire – auquel cas nous serions condamnés à un devenir cyclique -, et si elles sont bel et bien rémanentes elles n’empêchent pas le surgissement de l’inédit, en principe moins déterminant au plan anthropologique. Mais notre époque se distingue justement peut-être une plus grande part de ruptures sur ce même plan anthropologique...voir les récents développements prométhéens ayant pour objet « l’homme augmenté » et les controverses de la bioéthique. Et il sera toujours délicat dans nos tentatives d’explication de faire la part entre le legs des âges et le jamais vu.
Mais il est indéniable que les idolâtres de la main invisible du marché viennent avec cette crise d’éprouver la puissance d’une main microscopique mais tellement plus lourde ! Comme le dit Eva Illouz, « Le milieu des affaires, partout à travers le monde, peut enfin réaliser que pour pouvoir exploiter le monde, il faut encore qu’il y ait un monde ». Eh oui, comme autrefois la moisson, la construction des pyramides ou la marine à voile, le fonctionnement de ce système réputé dématérialisé qui a poussé la compétition jusqu’à la violence repose sur un préalable qui est la santé des citoyens.
Puis elle développe sa pensée concernant de potentielles frictions sociales :
Ce qui vient redoubler le sentiment de crise, c’est le fait que la pandémie requiert une nouvelle forme de solidarité à travers la distanciation sociale. C’est une solidarité entre les générations, entre les jeunes et les vieux, entre quelqu’un qui ne sait pas qu’il peut être malade et quelqu’un qui pourrait mourir de ce que le premier ne sait pas, une solidarité entre quelqu’un qui a peut- être perdu son travail et quelqu’un qui pourrait perdre la vie. [...] ce qui complique nos organisations, nos rencontres, nos communications – au-delà des innombrables plaisanteries et vidéos échangées sur les réseaux sociaux. Nous faisons aujourd’hui l’expérience d’une sociabilité de substitution
L’épidémie de coronavirus mettra-t-elle un frein à l’archipelisation de la société si bien analysée par le sociologue Jérome Fourquet, en retrouvant un sentiment d’appartenance à un collectif qui nous dépasse ?
En attendant, cher cousines et cousins de la vallée, derrière nos claviers, nos messageries et nos intranet, nous sommes bel et bien seuls ensemble : continuons malgré les frustrations diverses à faire prévaloir dans ces rapports distanciés le second terme, au delà des mers, des frontières et des limites départementales de l’Yonne.
Jean-Noël LALLEMENT