Il n’y a pas si longtemps, une vieille femme vivait seule dans un pays de l’Afrique centrale, à quelques trois cents mètres d’un de ces quartiers pauvres qui avaient poussé anarchiquement à la lointaine périphérie de la capitale étirée le long d’un grand fleuve paresseux. Comme en Afrique il n’est guère concevable de se tenir à l’écart des autres gens, on la disait sorcière.
Elle s’appelait Maryam. A une autre époque, elle avait vécu avec sa famille dans une vaste maison du centre ville où il y avait l’électricité, l’eau courante, une vraie douche, des chambres spacieuses, un salon, une bibliothèque... Mais la guerre était passée par là. Son mari avait été tué, ses enfants s’étaient exilés. Malgré leur insistance, elle avait refusé de les suivre en disant : « Je veux finir mes jours dans le pays où je suis née ». Elle était donc restée mais avait dû se contenter d’habiter une petite case en poto-poto, couverte d’un toit de tôle, dépourvue de confort qui pourtant, affirmait-elle, lui convenait parfaitement. Comme elle n’avait pas beaucoup d’exigences, l’argent que ses enfants lui envoyaient régulièrement en même temps que leurs nouvelles suffisait à assurer sa subsistance.
Ce soir-là, elle s’était assise dehors devant sa porte pour profiter d’un filet d’air plus frais qui soufflait du fleuve. La journée avait été chaude, plus de quarante deux degrés à l’ombre. A l’ouest, le soleil avait disparu abandonnant une nuée de braises. Bientôt la nuit. Déjà les chauves-souris s’évadaient des neems en vols soyeux, à peine audibles, dessinant sur l’ombre bleue du soir des signes en pointillés, une écriture indéchiffrable. Puis on entendait leurs cris, des modulations tristes et répétitives... Le crépuscule serait bref, précédant de peu le ciel noir, incomparablement pur, criblé d’étoiles sèches.
Le temps s’étirait, alourdie de nostalgies, de craintes et d’attentes indéfinies. Une obscurité grise et confuse descendrait bientôt sur la brousse proche, animerait les ombres, accompagnerait les premiers hurlements de chien qui s’exalteraient en crescendo, diraient l’angoisse devant la profondeur de la nuit, la précarité des existences, deviendraient menaces…. A l’approche de la nuit, de tout temps les gens de cette terre avaient ressenti une crainte instinctive et avaient redouté la malignité des bêtes nocturnes. Pourtant, le danger était venu des hommes. C’était bien eux, en treillis de guerre et armés de kalachnikovs, bien plus efficaces pour massacrer gens et bêtes que les sagaies ou les couteaux de jet d’autrefois, qui, les premiers, avaient semé la terreur en ville et vidé la brousse environnante de sa faune. Maintenant, ils traquaient les redoutables hordes de chiens…
Au début, personne n’avait prêté grande attention à ces bêtes maigres et hargneuses qui rôdaient dans les rues de la capitale en quête de nourriture, entraient dans les concessions dont les portes étaient ouvertes et montraient les crocs en grondant sourdement. On les chassait à coups de pierre ou de fusil, les militaires les abattaient sans merci sous des rafales de Kalachnikov. Cela n’avait pas empêché leur prolifération. Les chiens étaient maintenant organisés en meutes agressives qui sautaient par-dessus les murs, pénétraient dans les maisons, la gueule menaçante, les yeux fous. Ils mordaient, déchiraient les chairs, s’y accrochaient. Il y avait eu des morts. On avait alors créé en toute hâte des milices chargées de les éliminer et de porter secours aux habitants dont la seule défense consistait à se réfugier derrière des portes blindées et de hautes murailles hérissées de piques ou de tessons de bouteilles. Mais les bêtes étaient intelligentes et parvenaient très vite à déjouer les pièges des hommes.
Seule Maryam ne les craignait pas. Jamais elle ne s’enfermait dans l’espace confiné et chaud de sa case. Elle s’allongeait dehors sur une natte près de son feu, regardait le ciel et les étoiles et s’endormait bercée par les murmures de vie qui sourdaient de la terre. Mais parfois, elle s’éveillait brusquement en proie à d’horribles cauchemars.
Cette fois, elle n’avait pas allumé son brasero et mangeait un reste froid de bouillie de mil. Elle avalait lentement en pensant à sa vie d’avant, aux enfants qui étaient loin, à la fin des choses, à sa mort qu’elle croyait proche. Les images d’un bonheur ancien s’échouaient par vagues douces et silencieuses, recouvraient la solitude du présent, apaisait un moment cette peur oppressante qui resurgissait chaque soir avec d’insoutenables souvenirs. Elle se raisonnait, se répétait que c’était du passé, qu’elle ne devait plus avoir peur, plus jamais, qu’ici elle était en sécurité, qu’elle était protégée…
Les moustiques commençaient à vibrer en essaims tournoyants. « Avec les mouches, les scorpions et les criquets, il n’y a que ces bestioles-là à survivre aux folies destructrices humaines ! » se disait-elle encore en les chassant d’un éventail en paille tressée.
Et soudain, il fut devant elle. Un enfant d’une dizaine d’années flottant dans un boubou sale et déchiré dont les grands yeux sombres la fixaient gravement. Elle ne l’avait pas entendu, pas vu venir. Etait-ce un petit fantôme né de son imagination ou une sorte de djinn maléfique sorti de la brousse ? Que venait-il faire ici, tout seul, à la nuit tombante ?
— Salamalec koum ! dit-il en arabe
— Salam ! répondit-elle. Comment t’appelles-tu ?
— Malek !
— Malek ! Un joli prénom ! Celui d’un prince !
— Oui, je sais ! dit-il. Puis il se tut.
Maryam songea alors à une histoire qu’elle avait lue autrefois. Mais ce petit prince noir n’était pas tombé d’une lointaine planète. Il devait habiter dans le quartier voisin dont lui parvenait parfois la rumeur assourdie. Elle demanda :
— D’où viens-tu ? Où sont tes parents ? A cette heure-ci les enfants ne se promènent pas tout seul ! Veux-tu que je te raccompagne chez toi ?
Il ignora la question. Son regard sérieux semblait évaluer la vieille femme dont le visage perplexe souriait vaguement.
— Raconte-moi une histoire, dit-il au bout d’un moment comme il aurait dit : « dessine-moi un mouton. »*
Surprise, Maryam le questionna :
— Pourquoi ? Et pourquoi moi ?
— Parce que t’es une sorcière qui parle avec les chiens ! Ça m’intéresse.
.— Qui t’a rapporté pareille bêtise ! Je ne suis pas une sorcière !
— C’est ce que tout le monde affirme !
— Tout le monde se trompe !
— Alors, pourquoi qu’on t’a entendu l’autre soir discuter avec le terrible grand chien noir ? Je l’ai vu moi aussi ! Il était assis tranquillement devant toi et t’écoutait !
— Ah ! Tu l’as vu… Si tu penses que je suis une sorcière, tu devrais avoir peur de moi ?
— J’ai peur de rien ! répliqua le petit prince noir ! Puis, t’as pas l’air méchante pour une sorcière !
— Ça ne m’explique pas ta visite à une heure pareille ! Pourtant tu as raison, je ne suis pas méchante !
— Je m’en doutais un peu ! Et je veux que tu m’apprennes la langue des bêtes ! Celles des lions, des éléphants et du grand chien noir.
— Oh, les éléphants sont partis, ils sont maintenant loin, très loin et il n’y a plus de lions, plus de panthères…,
La vieille femme se tut, soudain pensive. Elle se souvenait de son enfance quand tous ces animaux sauvages étaient si proches des hommes qu’ils faisaient naître bien des légendes. On en parlait les soirs autour des feux et les yeux des petits se pailletaient d’émerveillement.
— Alors, tu me la racontes cette histoire ? s’impatienta l’enfant.
Maryam eut bien envie de lui faire un beau dessin en forme de livre en lui expliquant : « Tiens, ton histoire est là dedans ! » Mais d’une part elle n’avait sous la main ni crayon ni papier et, par ailleurs, elle réalisait parfaitement que ça ne satisferait pas ce petit prince noir. Et savait-il lire ? Aussi se contenta-t-elle de dire :
— Laisse-moi le temps de respirer, puis c’est une histoire vraie, avec des moments très durs et tu es encore bien jeune…
Il l’interrompit :
— Moi, je suis grand ! Je peux tout entendre !
— Vraiment tout entendre ? répéta Maryam amusée.
— Ben oui !
Le oui était net, définitif.
Le gosse commençait à intéresser Maryam. Elle imagina ses petits enfants qu’elle n’avait vus qu’en photo avec ce même regard droit et intrépide, ce port de tête altier, cette voix claire qui déjà n’était plus tout à fait celle de l’enfance. Qu’avait donc vécu ce gamin qui le rendait si particulier ? Il s’exprimait avec une aisance surprenante, inconnue des garnements du coin qui lui jetaient des mottes dures d’argile séché ou se sauvaient dès qu’ils l’apercevaient. Etait-il d’ici ? Si elle l’avait rencontré, ne serait-ce qu’une fois, elle s’en souviendrait.
Un aboiement lointain se fit entendre. D’autres lui répondirent. Les chiens étaient en chasse. Dominant toutes ces voix farouches qui déchiraient la paix du soir, elle reconnaissait celle du grand chien noir.
— Tu l’as entendu ? fit le petit prince, c’est ton copain !
— Oui, je l’ai entendu répondit Maryam, mais c’est beaucoup plus qu’un copain…
— Alors raconte-moi son histoire !
— Par le commencement ?
— Oui, par le commencement !
C’était pénible pour Maryam de remonter le fil du temps, de revivre des moments qu’elle aurait préféré oublier. Seulement, il y avait ce regard du petit prince qui ne la quittait pas !
— Ne reste pas debout, viens t’asseoir près de moi, lui ordonna-t-elle. Cette histoire est un peu compliquée et longue… Avant de t’en lâcher deux mots, je vais faire du feu. ça éloignera les moustiques.
L’enfant s’assit sur la natte, les jambes croisées.
Maryam ramassa des fétus de paille, des brindilles sèches, ajouta des bouts de bois et craqua une allumette. Le feu prit immédiatement avec de longues flammes claires. Le bois se faisait rare. Il fallait aller loin en brousse pour en rapporter de maigres fagots et Maryam hésitait souvent à allumer du feu même par les nuits sombres et froides. Mais cette fois elle avait besoin de sa chaude lumière pour parler, ranimer les souvenirs, en adoucir les ombres.
— C’était il y a longtemps commença-telle en s’asseyant devant le feu. Tu n’étais pas né et moi j’étais encore une jeune femme avec un mari et des enfants. Puis il y a eu les événements, la guerre si tu préfères, avec des rafales de mitraillettes, le tonnerre des canons et bien d’autres choses pas belles. Les hommes de ce pays étaient déchaînés, en colère, se tuaient entre eux et tuaient aussi des innocents, des femmes et des enfants, d’autres hommes qui n’avaient rien à voir avec leurs rivalités. C’est comme ça que mon mari est mort.
Maryam se tut, la gorge serrée. Ému, l’enfant regardait le visage ravagé de la vieille femme qui se tendait vers les flammes comme pour y trouver un peu de courage. Pendant de longues minutes, le silence fut seulement animé que par le crépitement indifférent du feu, puis Maryam reprit d’une voix qu’elle s’efforçait d’affermir :
— Moi et nos enfants nous serions également morts si notre chienne ne nous avait pas protégés. Isis, c’était son nom, ne ressemblait pas aux chiens d’ici qui sont plus petits et jaunes car elle était née ailleurs, en Europe. Mâtinée de loup et de doberman, c’était une bête magnifique, au beau poil noir lustré.
— Doberman ?
— Une race de chien de garde. Mon mari qui était médecin avait soigné ses maîtres. Comme ils devaient repartir précipitamment en France, ils nous l’avaient laissée. A l’époque, elle était encore jeune mais déjà de grande taille. Elle et nous, on s’est vite adoptés. Et le jour où l’un de ces militaires pillards et tueurs qui sévissaient dans toute la ville est entré dans la maison, elle lui a fait face, redoutable de force et de courage. Il a paniqué et fait feu. Mon mari est tombé d’une balle en pleine poitrine mais avant que le bandit ne tire à nouveau, notre chienne lui avait sauté à la gorge. C’est comme ça qu’elle nous a sauvés moi et aux enfants. Malheureusement, un jour elle s’est enfuie…
— Pourquoi ça ?
— On avait dû déménager et notre nouvelle maison était si petite qu’il n’y avait guère de place pour Isis. Nous avions été obligés de l’attacher dehors sur la minuscule terrasse qui se trouvait devant la porte ! Elle gémissait, dépérissait, ne comprenait pas ! L’un de mes garçons l’a prise en pitié et lui a ôté sa chaîne. Elle est aussitôt partie. Un voisin m’a ensuite raconté qu’un grand berger allemand l’attendait au coin de la rue et qu’ils les avaient vus filer ensemble vers le fleuve.
— C’est avec elle que tu parlais l’autre soir ?
— Bien sûr que non ! Tu sais les chiens ne vivent guère au-delà de quinze ans et il y a longtemps qu’Isis est morte. C’était son fils !
— Son fils ? fit la petite voix étonnée de Malek, elle a eu des enfants ? Et comment t’as su ?
— Un matin, elle est revenue avec un chiot dans la gueule ! Elle voulait nous le présenter... Il lui ressemblait, le poil noir et les yeux jaunes.
« Il était alors si malingre ! Si mignon aussi. Maryam se souvenait comment Tony, son aîné avait pris le chiot dans ses bras, lui avait caressé la tête. Ensuite, ce fut le tour de Bastien, puis de Zarra. Le petit animal passait de bras en bras. Les enfants le caressaient, lui donnaient des baisers... Isis les laissait faire.
« Comment qu’on va l’appeler ? avait demandé Bastien
« Horus ! C’est son nom puisque c’est le fils d’Isis ! », avait aussitôt décrété Tony qui se passionnait pour la mythologie égyptienne.
Le chiot avait semblé comprendre. Il avait levé la tête, léché la main du garçon et Isis elle-même avait jappé comme pour donner son accord.
Deux jours, la mère et le fils étaient restés près d’eux mais le troisième soir une meute les attendait devant la porte. Ils étaient repartis et pendant longtemps on ne sut où ils avaient été. »
— Et après, qu’est-ce qu’ils sont devenus ? questionna Maleck
— Le temps passait et on désespérait de les revoir. On croyait qu’ils étaient morts. Puis, mes enfants grandissaient, commençaient à aller au lycée, on oublia un peu Isis et son fils. Seulement, elle, Isis, ne nous oubliait pas ! Une dernière fois, elle revint avec Horus. On prenait l’air sur la petite terrasse de la case, quand ils firent irruption. Deux bêtes gigantesques dont la présence subite nous effraya. Puis, on les reconnut bien qu’Horus soit devenu une espèce de molosse, terriblement grand et fort ! Il tourna un moment autour de nous, nous renifla, lécha nos mains qui n’osaient le toucher et se coucha devant moi. Un pacte d’amitié en quelque sorte. Je lui ai dit : « C’est d’accord Horus, désormais tu me protégeras car mes enfants vont partir loin de moi et bientôt je serai seule ! »
Les deux chiens sont restés jusqu’au moment où ils ont entendu les hurlements de la meute qui les appelait.
— Et tu sais où ils sont allés ? demanda Malek.
— Oui je le sais. Il y a bien des endroits mystérieux dans cette ville mais aucun ne l’est autant que ces hangars désaffectés qui se dressent en amont du pont. Des bâtiments qu’on prétendait hantés par les fantômes des morts dont les cadavres avaient été jetés dans le fleuve au cours de la guerre. En fait de revenants, ce que les gens entendaient, c’étaient les chiens errants qui en avaient fait leur refuge. Au début, ils n’étaient qu’une dizaine, puis ils se sont multipliés. La plupart sont les descendants d’Isis et du grand mâle qu’on avait aperçu une fois avec elle. Et Horus en est devenu le chef !
« C’est Bastien et Tony qui avaient découvert la tanière secrète des bêtes. Ils étaient en vacances et travaillaient sur un chantier près du fleuve pour se faire un peu d’argent. C’est alors qu’ils avaient été intrigués par le va-et-vient des chiens. Ils avaient voulu en savoir plus et étaient allés regarder du côté des hangars à bateaux, depuis longtemps abandonnés au soleil et aux pluies. La porte de fer était entr’ouverte et, malgré la pénombre, ils avaient pu voir, abritées sous les vieilles coques renversées des embarcations métalliques, une quinzaine de chiennes en train d’allaiter des grappes de petits chiots. Les mâles avaient bondi vers la porte en grondant, les babines retroussées sur les crocs. Horus, reconnaissable parce qu’il les dépassait tous par sa haute taille, les avait calmés de quelques aboiements autoritaires sans toutefois manifester le moindre intérêt pour Bastien et Tony, leur faisant comprendre par là qu’ils n’étaient pas les bienvenus. Les intrus s’étaient hâtés d’aller voir ailleurs ! »
La question qui, depuis un bon moment brûlait les lèvres de Malek, rompit le silence.
— Et tes enfants ? Où sont-ils maintenant ?
— Très loin, à des milliers de kilomètres d’ici ! Ils avaient obtenu une bourse pour faire des études au Canada, un pays très froid où le soleil doit leur manquer. Moi, j’ai voulu rester ici. Mais écoute encore un peu ! Le jour de leur départ, il s’est passé un événement extraordinaire. Alors qu’ils s’installaient avec leurs bagages dans la vieille Land-Rover que nous possédions encore, Horus est arrivé à la tête d’une meute. Comment avait-il su que les enfants partaient pour longtemps, peut-être pour toujours ? La meute a couru derrière la voiture jusqu’à l’aéroport, à plus de sept kilomètres de la maison ! Et tout le monde a pu voir ensuite les chiens dressés silencieusement autour du tarmac. Quand les enfants sont montés dans l’avion, leurs hurlements nous ont tous fait frissonner !
« Comme elle avait pleuré de retour dans la maison vide en pensant que c’était là un mauvais présage. Mais ce n’était que la façon des chiens d’exprimer leur tristesse, de dire au-revoir… Elle avait fait le ménage, emballé quelques affaires, donné la plupart de ses meubles aux voisins et le lendemain, elle s’était installée dans cette case-ci en n’emportant que l’indispensable et quelques livres.. »
— Dis, demanda Malek, est-ce que je pourrais faire la connaissance du grand chien noir, devenir moi aussi son ami ?
— Tu aimerais que je te le présente ? Je peux essayer seulement je ne suis pas sûre qu’il t’accepte. Je crois être la seule personne qu’il aime et protège. Tant qu’il sera vivant, rien de mal ne peut m’arriver ! Si jamais il prenait l’envie à des bandits de venir jusqu’ici, il serait là avec sa meute avant même que ces gens-là ne comprennent ce qui leur tombe dessus !
— Peut-être qu’il pourrait me protéger moi aussi ?
— Peut-être… Mais je parle, je parle ! Et toi, pourquoi es-tu ici ? Où sont tes parents ?
— Oh, moi, je me débrouille !
— Comment ça, tu te débrouilles ?
L’enfant se mit à rire.
— Je suis comme les chiens ! Un errant ! Un enfant de la rue ! J’ai plus de parents et je m’en passe !
— Plus de parents ? Pas de grand-mères, de tantes, de cousins ?
— Ma mère et mon père sont morts. Le sida, tu connais ?
— Bien sûr…
— Ça fait peur aux gens, personne ne veut de moi. Pourtant, je ne suis pas malade. Je suis même très solide !
— Et de quoi vis-tu ?
Il expliqua en bombant le torse :
— Je mendie, je ramasse les restes du grand marché. Je m’en sors assez bien et je suis libre !
Maryam en un éclair réfléchit qu’elle pourrait peut-être le prendre avec elle. Ce serait un petit compagnon, elle saurait s’en occuper. Autrefois, elle avait été enseignante, elle pourrait lui apprendre à lire, écrire…Le voudrait-il ? Il disait qu’il était libre…
— Tu veux que j’appelle Horus ? demanda-t-elle seulement.
L’enfant hocha la tête, les yeux brillants d’excitation.
Maryam se leva péniblement de la natte. Décidément, elle vieillissait, elle manquait de souplesse ! Sûr qu’un enfant près d’elle serait le bienvenu.
Les hurlements de la meute lui arrivaient, affaiblis par la distance. Elle mit deux doigts dans la bouche et siffla. Trois petits coups, trois plus longs, encore trois petits coups pareils aux premiers. Un SOS qui traversa les espaces et atteignit au loin l’ouïe sensible d’un grand chien noir. Horus s’arrêta de courir, stoppa la meute derrière lui, dressa les oreilles. De nouveaux coups de sifflet lui parvinrent.
Ils furent bientôt là, tous en cercle autour de l’enfant et de la vieille femme. Le feu était presque éteint et dans l’obscurité qui s’était abattue les yeux phosphorescents des bêtes redevenues sauvages luisaient pareils à ceux des fauves.
Maryam leur parla un moment, des murmures doux et apaisants que Malek ne comprenait pas. Ensuite, d’un signe, elle commanda à l’enfant de s’approcher. Il vint près d’Horus, mit sa petite main qui tremblait un peu sur la tête orgueilleuse du grand chien immobile. Horus fit alors le tour de l’enfant, huma le parfum innocent de son corps à travers le boubou crasseux chargé d’odeurs chagrines, puis il lança un bref commandement.
Toute la meute s’ébranla pour disparaître dans la nuit. Longtemps on entendit leurs hurlements.
— Te voilà accepté par les chiens, dit Maryam. Mais toi, veux-tu rester ici, avec moi ? Il y a des questions qui ne méritent pas de réponse, pensa le petit prince noir en s’allongeant sur la natte, les yeux vers les étoiles.