Je suis née des nuages. L’année de ma naissance, comme pour annoncer ma venue, il a plu. Beaucoup. Trop. Interminablement. Rien ne fut épargné, pas même les déserts surpris par des trombes d’eau noyant les ergs, érodant les dunes, enflant les oueds, délitant les salines blanches, emportant les fragiles abris des êtres vivants… C’est l’une de ces pluies drues d’un printemps sans lumière qui m’a projetée sur cette terre. Je fus ainsi ensemencée dans les profondeurs rougeoyantes d’un terreau fertile où j’ai lentement mûri. J’y baignais bientôt dans une eau tiède et protectrice. Car si je suis née des nuages, c’est le ventre d’une femme qui m’a abritée, nourrie et permis de devenir une enfant de notre terre. Et alors que je rêvais, bougeais délicatement mes membres déliés, refermais mes petits poings et m’assoupissais lovée dans le nid de cette grotte marine, je fus soudain éveillée par une force inattendue. Compressée, propulsée par des coups de boutoir, j’ai avancé à mon corps défendant dans un tunnel étroit parcouru de violentes fulgurances d’où j’ai émergé pour une autre vie. On m’a alors posée nue, à peine ennuagée d’un voile blanc, hurlante et désorientée, sur la poitrine d’une femme, ma mère. Mes cris de protestation, où mes poumons se dépliaient douloureusement pour respirer, se sont calmés au contact de sa peau chaude et douce, encore palpitante de l’effort.
Mes yeux à peine ouverts, ma mémoire en sommeil, ne peuvent se souvenir de la couleur de ce matin d’automne. Mais plus tard, lorsque j’ai posé des questions aux gens de l’époque, tous me dirent combien fut noire l’année de ma naissance. Noire de pluie, de tristesse, d’agonie, de deuil. Pas un être vivant, une plante ou un minéral, suant d’eau et d’angoisse, n’oublia la désespérance de cette année-là. Le ciel déchiré d’éclairs s’effondrait en tornades, pluies, grêle ou neige, sans mesure ni raison. Les uns se demandaient d’où provenait toute cette eau, certains accusaient le trou de la couche d’ozone, la pollution, la déforestation, la folie humaine… D’autres parlaient de justice divine.
On m’a encore et encore répété l’effroi qui saisit les âmes les plus vaillantes quand durant des mois d’affilée le soleil attendu ne réapparut plus, oblitéré par des masses compactes de cumulus. On m’a aussi murmuré la terreur qui étreignit les esprits dans l’attente de la catastrophe prédite par de troubles prophètes dont les voix relayées par les satellites n’épargnèrent aucun peuple. Ils prédisaient la fin imminente du monde, citaient Nostradamus, Malachie, les écritures saintes, le calendrier Maya, les prophètes hindous, les sorciers africains, les sages indiens…Et en effet, le plafond bas et sombre du ciel, la froide humidité s’insinuant jour après jour au plus profond des corps, les famines, l’affolement des animaux, les hurlements déments qui troublaient les nuits, tout semblait annoncer l’apocalypse.
Aussi, les foules humaines en désarroi se prosternaient-elles en prières, incantations, supplications, contritions, repentances, promesses… Temples, mosquées, églises et autres lieux de cultes ne désemplissaient plus.
Mais les Dieux demeuraient sourds à ces prières de circonstance, aux chagrins des hommes quand dans cette atmosphère viciée, les épidémies explosèrent. Les organismes affaiblis n’y résistèrent pas. On déplora de nombreux morts que de petits cortèges de parents pressés et de rares amis accompagnaient le temps d’une rapide inhumation dans la boue des cimetières ou acheminaient vers les crématoriums dont les fumées âcres mêlées aux eaux du ciel retombaient en nappes fuligineuses comme pour ensevelir ceux qui demeuraient encore vivants. Les cadavres à peine enterrés ou brûlés, les rescapés se hâtaient de les oublier. Ils s’enivraient de mauvais alcools, festoyaient et faisaient l’amour avec une passion sauvage et désespérée. Sans doute fut-ce la raison des nombreuses naissances de cette année-là. Elles n’étaient pas sources de réjouissances et de bonheur car chaque cri de nouveau-né interpellait chaque être humain présent. Quelle espérance de vie serait accordée à ce petit être braillard qui réclamait un peu trop fort son droit à grandir dans un monde de lumière ? Nul ne le savait.
A ma naissance, mon père et ma mère ne fêtèrent donc pas l’arrivée de cette enfant qu’ils avaient naguère tant désirée. Pourquoi ce don tardif du ciel promis à une fin si prématurée ? Ils me serrèrent dans leurs bras en fixant d’un regard désolé les rafales d’eau qui giflaient furieusement les vitres de la maternité, transperçaient ses murs moisis, gelaient les cœurs. Mais dans l’après-midi du même jour un énorme soupir parut monter des abysses de la terre et l’on vit jaillir à travers la pluie un gigantesque arc-en-ciel, une passerelle aux couleurs avivées qui unit les continents dans une même espérance. Cet arc-en-ciel jeté sur la planète par un invisible architecte brilla sans discontinuer vingt-quatre heures et quelques minutes, de jour comme de nuit, pour que d’un hémisphère à l’autre, chacun puisse le voir, s’en réconforter et se réjouir de la nouvelle ère qu’il préludait. Le lendemain, sur le ciel lavé depuis si longtemps à si grande eau, le soleil se leva enfin avec un éclat qui parut d’abord insoutenable. On s’y était déshabitué.
Puis tout reprit un rythme normal. L’astre royal se coucha chaque soir dans un flamboiement glorieux et se leva à l’Est sur un ciel tendu de rose. Les nuits redevinrent limpides, claires de lune et de constellations, lesquelles firent travailler les astronomes. Encore hantés par la disparition de notre monde, ils prévoyaient déjà d’en investir de plus lointains. Cependant, rien ne laissaient prévoir une nouvelle catastrophe, au moins à brève échéance. Les saisons se déroulaient harmonieusement, sans excès de pluie, de chaleur ou de froid. Les tristes augures se taisaient, l’humanité entière respirait, revivait, se congratulait, s’adonnait aux réjouissances habituelles de la vie.
Tous les enfants nés ce jour de l’arc-en-ciel, qui fut fêté et chômé dans tous les pays, bénéficièrent de prénoms suggestifs, tels Espérance, Soleil, Aurore, Renaissance… C’est la raison pour laquelle mes parents me baptisèrent Iolé, l’aube en grec.
Pour autant, personne n’oublia ces mois de désespoir où périrent tant d’existences, où le ciel se perdit en précipitations démentes, où des terres furent submergées, emportées au fond des océans transformant de manière irréversible la géographie de la planète. Les gouvernants furent si occupés à reconstruire les cités, à endiguer mers, fleuves et océans, qu’ils firent taire leurs divergences. Le déluge qui avait mis l’humanité en péril eut au moins un effet positif inattendu : la paix. Certes, la nature humaine étant ce qu’elle est, on ne put éviter quelques conflits armés et de sanglants affrontements, on déplora également d’inévitables tornades, des cyclones, des tempêtes, des tsunamis mais, dans l’ensemble, la vie sur terre se poursuivit dans un climat apaisé.
Née des nuages et de la pluie, je grandissais sans ressembler à aucune de ces petites filles mignonnes, déjà coquettes, gracieuses et bien élevées qui font la fierté des parents. J’étais maigre, échevelée, rêveuse, volontaire, volontiers insolente. J’aimais la solitude des longues promenades où je marchais la tête levée vers le ciel, trébuchant et manquant tomber à chaque pas. Mon œil en vagabondage suivait les nuages, ces porteurs d’eau et de rêves voguant au-dessus des continents, pareils à des navires nonchalants dont les coques boursoufflées se renversaient sous les orages et les vents. Parfois, apparaissait entre les nuées un visage nacré et lumineux dont les yeux s’étiraient, bleus comme les miens d’avoir emprisonné un peu d’azur. D’autres fois, j’y découvrais des dragons, des bêtes fabuleuses, pansues, cornues, dont les métamorphoses me fascinaient. De ce ciel mouvant il me semblait alors entendre des murmures pareils à des appels pressants qui me hélaient, me rappelaient d’où je venais et me pressaient de reprendre l’errance céleste qui avait été mienne dans une existence antérieure. Excitée soudain, j’y répondais en dansant et chantant sur place. Quand mes parents m’accompagnaient, leurs regards inquiets s’attardaient sur leur étrange enfant qui s’adressait aux nuages, au vent, à la pluie dans un langage incompréhensible.
J’avais vingt ans quand survint en Europe la grande sécheresse. On évoqua une catastrophe plus terrible que celle du déluge. De longs mois se succédèrent où l’on guetta vainement l’approche d’une mince écharpe de nuées, la chevelure légère d’un lointain petit cirrus, une altération de l’azur triomphant, un voile brumeux sur la virulence insolente du soleil, un souffle frais qui pourrait adoucir les brûlures de ses flèches mortelles. Non, rien. Sur toute l’Europe un ciel infiniment bleu, un trop plein de lumière, la canicule. Comme jadis, on se perdit en conjonctures, on pria le ciel, on implora les Dieux, on consulta les devins, on interrogea les savants, les climatologues, les météorologues, les astres…Ingénieurs, chimistes et maints sorciers usèrent de leur science pour déclencher les précipitations, l’eau indispensable à la vie. On tira donc des fusées, on usina des canons à pluie, on tenta de fabriquer des nuages artificiels. Peine perdue ! La voûte céleste demeurait immuablement pure et bleue.
Les terres altérées s’écaillèrent, se fissurèrent, jaunâtres et stériles sous des vents desséchants. Plus de nappes phréatiques, de grands fleuves navigables, de lacs, de verts pâturages, de forêts ombreuses, de moissons, de vendanges Partout des incendies dévastateurs, de la cendre, une poussière asphyxiante, le sable des déserts.
On eut soif et faim. On mourut beaucoup. On évoqua la fin du monde. On tenta de fuir cette canicule mortifère, de rejoindre des zones plus vertes mais les frontières s’étaient refermées. Plus aucun pays n’accueillait ces émigrants de la soif.
Un soir, alors que ma mère et moi étions assises dans le jardin et observions avec inquiétude le ciel ensanglanté par un couchant torride, maman m’interpella :
— Iolé, tu dois faire quelque chose ! Tu as le don, j’en suis sûre !
— Quel don ?
— Celui d’appeler la pluie.
Interloquée, je la dévisageais sans comprendre. Que voulait-elle dire ? Comment moi, infime petite jeune fille que l’approche d’études scientifiques rendait rationnelle, pourrais-je intervenir dans ce qui dépendait du dérèglement climatique, de la volonté divine ou de je ne savais quoi qui échappait encore à la connaissance humaine mais trouverait un jour des explications et des solutions raisonnables ?
— Oui, cela peut paraître insensé, irrationnel, pourtant….
Elle se tut, soupira, essuya la sueur de son visage, leva les yeux vers l’ouest embrasé, aspira l’air brûlant et me dévisagea songeuse.
— Et d’où me viendrait ce don que je posséderais sans le savoir ? demandai-je énervée.
Je dus répéter ma question. Ma mère n’y répondait pas et tour à tour me regardait, regardait ses mains, regardait le ciel, revenait à moi.
— Depuis longtemps, dit-elle enfin d’une voix résignée, j’aurais dû te révéler ce don qui dort en toi, mais j’en doutais. N’était-ce pas des pratiques d’un autre temps, de dangereuses sorcelleries ? Aujourd’hui, je le sais : Iolé, tu es une faiseuse de pluie !
Comme je restai médusée, maman insista :
— C’est un don transmis à certaines femmes de la famille.
— Qui t’a raconté ces sornettes ?
— Ton arrière grand-père ! C’était un vieil homme plein de bonté et de sagesse. La mémoire aussi de la famille. Je n’étais qu’une gamine quand il m’a confié le secret des faiseuses de pluie que j’ai pris pour une belle histoire sans importance. Mais en te regardant grandir, si différente des autres enfants, j’y ai souvent pensé. Et voilà que ces dernières nuits le vieux sage hante mon sommeil avec des paroles qui m’obsèdent. Moi, je sais que je n’ai pas le don, toi si ! L’heure est venue de t’en servir ! Appelle la pluie ! Ça ne coûte rien d’essayer !
— Un joli conte à dormir debout ! Le monde se meurt de sécheresse, les prières, les techniques modernes sont restées impuissantes et n’ont pu faire venir la pluie ! Et toi, ma mère, tu crois que le ciel entendra ta fille ! Tu rêves !
Je me levai brusquement ? Des larmes de désespoir roulaient sur mes joues. Je les ramassai du bout des doigts. Elles y perlèrent pareilles à des gouttes de pluie. Et sans saisir la portée de mes gestes, je dressai mes mains humides de larmes vers le ciel avec des paroles incantatoires dont j’ignorais le sens. D’où me venaient-elles ? D’une mémoire enfouie ? D’une vie antérieure ? Pour moi, le mystère reste entier.
Ce que je sais, c’est qu’il plut cette nuit-là, doucement, pendant des heures, imprégnant l’air rafraîchi des merveilleux effluves de la terre enfin désaltérée. Au matin, la pluie s’arrêta. Des gouttes en demeuraient suspendues sous les branches desséchées de notre rosier, étincelantes dans les premiers rayons du soleil. Une à une, elles finissaient par tomber en éclats de lumière, mêlées aux rigoles de l’allée. Il me sembla que le monde vivant était enfermé en entier dans ces bulles ensoleillées, larmes célestes, eau de vie, infimes molécules dont nous sommes tous issus.
Je n’ai jamais eu ensuite à me servir de ce don mystérieux. En revanche, j’en ai acquis un autre : celui d’interpréter les signes du ciel car je suis météorologue. Quoi de plus normal pour une fille née des nuages ! Mon métier est fascinant, un peu sorcier aussi puisque les mots en sont magiques : altocumulus, nimbus, cirrus, cyclones, anticyclones, courants d’air chauds ou froids… Ils chantent aux oreilles et font la pluie et le beau temps. Comme mes aïeules !