À propos de l’auteur, José-Maria de Eça de Queiros
José-Maria de Eça de Queiros né à Lisbonne en 1845, a souvent été appelé « le Zola portugais ». Mais son style est moins discoureur et ses descriptions sont plus vives, teintées d’un humour au deuxième degré. Ce diplomate avait comme tous les progressistes portugais du XIXe siècle une tendresse pour la France. Son poste de consul général du Portugal lui permet de n’en plus bouger à partir de 1888 ; il mourra à Neuilly en 1900.
La Relique est un monument du genre picaresque, spécialité ibérique (v. Lazarillo de Tormes) qui met en scène les aventures d’un « picaro », marginal plus ou moins délinquant, vagabond, prêtre défroqué ou soudard en rupture d’armée, escroc ingénieux qui se joue des élites, et dont les pérégrinations burlesques servent à dénoncer les hypocrisies et cruautés d’une société.
Le héros, Téodoric Raposo, est un orphelin qui a eu le malheur d’être recueilli par sa tante. Malheur, parce que Dona Patrocinio das Neves est une caricature de vieille fille bigote et névrosée, dont la vie de dévotion s’écoule entre son oratoire privé, l’église locale et le thé d’après-midi au milieu d’un petit cénacle de notables et de prêtres chafouins et intéressés. Lui répugne avant tout le commerce entre les sexes : « Si j’apprenais que tu cours le cotillon, dit-elle à son neveu, je te chasserais aussitôt sans égard pour notre parenté ».
C’est l’épée de Démoclès pour Teodoric, paillard et porté à une émotivité épidermique, peureux et vantard, qui écrit le jour des poèmes à la femme éternelle et court le soir aux mauvais lieux, ce qui en fait le pigeon rêvé pour les friponnes de Lisbonne qu’il idéalise.
Cette tante qui fouille chaque jour sa chambre à la recherche de la moindre trace de péché lui offre tout de même la vie oisive d’un jeune senhorinho : un cheval pour tenir son rang à la promenade, et les études à Coimbra, un bol d’air et de débauches. Ce combinard dont l’idéal se limite à espérer le décès et l’héritage de la mégère falsifie la dévotion avec un talent et à un degré que l’art de l’auteur transpose en grands moments de farce. La peinture de la duplicité de ce jouisseur à la petite semaine, caractère où alternent scrupules, peurs mesquines et traits de sensibilité enfantine ont de quoi accrocher le lecteur malgré des longueurs propres au roman du xixè siècle.
Le coup de maître de Teodoric, c’est quand il parvient à se faire mandater pour accomplir à la place de sa tante un pèlerinage à Jérusalem. Les visites à des sultanes plus que fatiguées, le Saint Sépulcre transformé en souk, les amours aux escales sont relatées avec une minutie narrative indéniable, dont le morceau de bravoure est la centaine de pages consacrées au milieu du livre à un délirant voyage dans le temps : Teodoric, flanqué d’un archéologue aussi savant que rasoir, caricature de Herr professor allemand, va revivre la Pâque qui vit la condamnation de Jésus, ce qui nous vaut un conte envoûtant aux conclusions impies, intermède magique où seuls les commentaires érudits du docte prussien nous relient au reste du récit. On pense au grand Flaubert, celui de Salammbo ou de la Tentation de Saint-Antoine. Mais foin de mysticisme, il n’est pas là pour ça :
« Au collège des Isidoro, les maris et samedis, le crasseux abbé Soares nous disait en se curant les dents : “ Il y avait là-bas, mes enfants, dans un endroit de la Judée... Il y avait... un arbre dont la vue, si nous en croyons les auteurs, est effrayante“.
Cet arbre, eh ! bien il se dressait, là, devant moi. J’avais, sous mes yeux frivoles de licencié, l’arbre, l’arbre très saint, de la couronne d’Épines.
Et, tout à coup, une idée qui me sembla inspirée par le ciel sillonna mon esprit, comme un éclaire... Apporter à ma tante une des ces branches, la plus épineuse ; la plus cotonneuse, comme si c’était la relique féconde en miracles, à laquelle elle pourrait consacrer ses ardeurs de dévote et demander avec confiance les grâces célestes ! “ Si tu crois que je mérite quelque faveur pour tout ce que j’ai fait pour toi, apporte-moi des Lieux Saints une sainte relique...“
Ainsi avait parlé la senhora Dona Patrocinio das Neves, la veille de mon départ, devant la Magistrature et l’Église, tandis qu’une larme coulait de dessous ses austères lunettes. Que pouvais-je lui offrir de plus sacré, de plus touchant, de plus efficace qu’une branche de l’Arbre de la Couronne d’Épines, cueillie dans la vallée même du Jourdain, au cours d’une matinée claire et rose de grand-messe ?
Mais aussitôt, je fus assailli d’une douloureuse inquiétude...Si, vraiment, une vertu transcendantale circulait dans les fibres de ce tronc d’arbre ? Si, grâce à lui, ma tante rajeunissait, si son foie s’améliorait, aurais-je eu raison d’installer dans son oratoire, au milieu des lumières et des fleurs, une de ces branches hérissée d’épines ? Douloureuse alternative ! Ce serait donc moi qui, bien contre mon gré, aurais fait couler sur elle une source miraculeuse de santé qui la rendrait solide, indestructible, inaltérable, tenant âprement, entre ses mains d’avare, la fortune des Godinho ! Moi ! Moi qui ne devait commencer à vivre que lorsqu’elle commencerait à mourir ! »
Des reliques, il en rapporte des malles pleines à Lisbonne. Mais, au déballage, on peut se tromper et voir apparaître des objets plus compromettants : un quiproquo vaudevillesque éclate lors de la cérémonie privée de sanctification, et adieu héritage, terres, manoirs, le senhorinho chassé de ce paradis à l’eau bénite va plonger au rang des déclassés.
Valéry Larbaud, qui préfaça la traduction de La relique, n’hésita pas à dire qu’Eça de Queiros serait un jour reconnu comme un des plus grands écrivains européens du xixè siècle. Dans la même veine que Zola, qui plagia largement son roman Le crime du padre Amaro pour en tirer La faute de l’abbé Mouret, il a aussi écrit Les Maia, chronique d’une grande famille de Lisbonne confrontée aux évolutions du siècle, une version portugaise des Rougon-Macquart.
N’ayez pas peur de suivre Teodoric dans ses voyages à travers le temps, la morale et l’espace, il y a des moments jubilatoires.