« Alors que nous quittions la cuisine, George posa sa dernière question : — Is there any book about dipping ?
Qu’il ne se soit pas exprimé en français, langue qu’il parle couramment, donnait du poids à sa parole.
Je répondis “Non, il n’existe pas de livre sur le trempage” et décidai
d’en écrire un. »
Dès cet extrait, le ton est donné : l’auteur a pris beaucoup de plaisir à composer cet essai original. De quoi est donc fait ce petit ouvrage en forme de digressions, dans une pâte quasi mangeable tant sa forme incite à le saisir comme une tartine ? Tremper serait-il une spécificité française de l’art de se mettre à table pour le petit déjeuner, le goûter ou le souper ? Que signifient des expressions comme « tremper sa chemise », « tremper la soupe », un acier « trempé », prendre une « trempe », etc.? L’auteur nous entraîne dans un voyage étymologique et s’interroge sur un mot qui s’est forgé au cours des siècles.
Sur la madeleine de Proust (rien ne lui échappe), l’auteur considère l’art du repêchage des miettes et on pourra se reporter au passage de La Recherche concernant l’effritement de la madeleine. C’est un exercice littéraire jubilatoire, foisonnement baroque sur un geste quotidien, un presque rien appétissant où les mots se savourent et qui fait appel à tous les sens : la vue (cf. « le contrôle optique ! »), le goût, l’odorat, le toucher et l’ouïe.
« Son ouïe enregistre le ruissellement en cascade dans le récipient. Son toucher identifie la température, brûlante, tiède ou glacée. Son odorat décèle l’arôme du café, le fumet du chocolat, la vapeur du thé, le parfum du vin, l’odeur de la soupe. Sa vue autorise l’imaginaire, car semblable à la Pierre de Rêve du lettré chinois, chaque liquide libère les mondes engloutis. »
Subtil, l’auteur esquisse une anthropologie de l’acte de tremper (dont il rappelle la presque anagramme : « permet ») comme un fait social total et un marqueur de distinction. Ainsi le trempage se différencie du sauçage (acte pour lequel le trempeur « a pied » dans un récipient de faible profondeur). S’il évoque la mouillette, c’est pour la mettre entre parenthèses car n’est pas tartine qui veut et la coque de l’œuf n’a « pas de bol ». Sucré, salé ou sacré, l’art du trempage appelle une observation ne et ne peut être assimilé sans une technique classificatoire pouvant aller jusqu’à l’esquisse typologique. Certains barèmes sont appliqués : pas de véritable trempage si l’action se fait au bout d’une pique (comme dans la fondue, mêmes les croûtons ou les morceaux de viande sont bel et bien immergés).
Défense et illustration de l’art de tremper à la française – l’auteur est aussi architecte et collectionneur – et il se dévoile dans une pseudo intimité comme grand amateur des manières de faire et comme grand gourmand. Joyeuse dissertation sur l’origine et l’art de goûter, ce petit livre inclassable mais très classieux se déguste du bout des doigts comme un mets précieux.
« Trempe-t-on différemment à Paris, en province, à l’étranger ? Assembler, est-ce cuisiner ? Tremper, est- ce de la gastronomie ? Existe-t-il des recettes de trempage ? Si vous êtes insensible à ces questions et les considérez futiles, vous ne tremperez jamais. »
Disponible... à la librairie L’autre monde !