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Gare à l’économystification

Avec Jean-Pierre Dupuy, professeur émérite de philosophie à l’École polytechnique et à Stanford, en Californie

« Il y a pire dans la capitulation abjecte du politique devant l’économique. Quand un parti majoritaire prévoit que l’Entité nommée les marchés sanctionnerait la volonté du peuple si l’opposition arrivait au pouvoir, et châtierait le pays en le menant à la ruine »

Cette citation provient de l’introduction de l’Avenir de l’économie un livre de Jean-Pierre Dupuy, professeur de philosophie à l’Université de Stanford, édité par Flammarion en 2012.

L’Avenir de l’économie, Jean-Pierre Dupuy, Flammarion, 2012

A l’heure où nos hommes politiques tendent à se comporter comme des laquais aux service de « marchés », qui, tels des dieux insatiables, réclament de plus en plus de « sacrifices »... Jean-Pierre Dupuy propose de sortir de l’économystification du politique.

Je suis convaincu que la domination qu’exerce l’économie sur nos vies instille un poison jusqu’au plus profond de nos catégories de pensée. Si un changement de civilisation est possible, la révolution qui y conduira sera d’abord métaphysique.

Un immense mensonge collectif à soi-même

Son livre commence par un salutaire retour à celui que l’on considère aujourd’hui comme l’un des pères fondateurs de la théorie économique... auteur de La Théorie des sentiments moreaux, dont le premier chapitre, est traduit en français par « Sur le mensonge à soi-même ».

A la lecture de ce chapitre, Jean-Pierre Dupuy montre que le comportement dit « économique » n’a rien d’économique au sens ordinaire du terme... et n’a rien rien à voir, comme on s’évertue à le croire, avec la satisfaction de besoins matériels.

L’économie est mue par le désir - et plus spécialement le désir d’être reconnu par les autres, d’être admiré par eux, cette admiration fût-elle teintée d’envie. Et de cela, on n’a jamais assez. (...) C’est de ce regard que, sans le savoir, chacun est friand. L’économie, c’est finalement un jeu de dupes, un théâtre dans lequel chacun est à la fois dupe et complice de la duperie. C’est un immense mensonge collectif à soi-même.

Les marchés ? Une pure abstraction

A partir de l’image du frontispice du Léviathan, dont le peuple souverain remplirait le corps, Jean-Pierre Dupuy propose d’imaginer un tableau allégorique où la tête du monstre froid s’inclinerait avec terreur devant son majordome... représentant « Les marchés ».

Frontispice du Léviathan (détail) par Abraham Bosse
Il s’appelle Légion, puisque, étrangement, on use du pluriel pour le désigner. (...) A quoi peut bien se référer ce pluriel, « les marchés », sinon aux multiples tentacules enchevêtrés de cette grosse bête stupide et sans nerfs, qui s’affole au moindre bruit et réalise cela même qu’elle anticipe avec terreur, qu’on appelle aussi le marché mondialisé ? Oublions ces images. Que reste-il ? Des hommes en position de pouvoir qui se couchent devant un fantasme, le transformant ainsi en chose réelle dotée d’une force extraordinaire.

A partir du moment ou les marchés se résument à un fantasme issu d’un immense mensonge collectif, il est tout autant ridicule de s’y soumettre que de vouloir les combattre. C’est ce que Jean-Pierre Dupuy tente de démontrer dans l’Avenir de l’économie. Et de conclure :

On ne fait pas la guerre à un non-sujet, pas plus qu’on ne tient en échec ses propres fantasmes au moyen d’une « régulation » : on les soigne, en remontant à leur éthiologie.

Et si on arrêtait collectivement de se mentir... ?

Jean-Pierre Dupuy
Professeur émérite de philosophie à l’école polytechnique et professeur à l’université Stanford, en Californie.

Par Thiébaut

Le mardi 6 juin 2017

Mis à jour le 6 juin 2017

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